Culture et plurilinguisme en Algérie
Rabeh Sebaa (Oran, Algérie)
For quotation purposes – Zitierempfehlung:Rabeh Sebaa : Culture et plurilinguisme en Algérie. In : TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 13/2002. WWW : https://www.inst.at/trans/13Nr/sebaa13.htm
Contrairement à une idée largement partagée, la société algérienne n’est pas une société bilingue ou biculturelle, comme le soutiennent les thèses officielles.
Le bilinguisme ou le biculturalisme officiels et par certains aspects académiques, nourrissent une occultation dont l’objectif principal consiste à nier l’existence d’autres langues minoritaires ou régionales, coexistant et pour certaines pré-existant à l’arabe conventionnel et au français.
La volonté de nier le multilinguisme ou plus précisément la multilinguité et partant la multiculturalité de la société algérienne, c’est rendre plausible son homogénéisation linguistique par un procédé politique dénommé arabisation. Ceux qui connaissent l’Algérie savent qu’il existe dans cette société une configuration linguistique quadridimensionnelle, se composant fondamentalement de L’arabe algérien, la langue de la majorité, de l’arabe classique ou conventionnel, pour l’usage de l’officialité, de la langue française pour l’enseignement scientifique, le savoir et la rationalité et de la langue amazighe, plus communément connue sous l’appellation de langue berbère, pour l’usage naturel d’une grande partie de la population confinée à une quasi clandestinité.
Des segments importants de la société algérienne auxquels on reconnaît officieusement une identité ethnique tout en leur déniant officiellement toute identité linguistique et plus globalement toute identité culturelle.
La langue amazighe ou le berbère en Algérie, il faut le rappeler, se compose lui-même d’une constellation de parlers et de langues locales ou régionales et donc minoritaires par rapport aux trois langues dominantes en Algérie que sont l’arabe algérien, l’arabe conventionnel et le français.
Ces langues régionales et minoritaires sont principalement le kabyle, le chaoui, le m’zabi, le targui et plusieurs poches linguistiques utilisant l’une ou l’autre forme plus ou moins altérées, ou plus ou moins acclimatées comme le tachalhit, et se situant dans différentes régions d’Algérie du nord comme du sud (Bousemghoun, Ouakda, Lahmar, Boukaïs au sud-ouest ou encore aux confins de l’Ahaggar dans l’extrême sud du pays et qui maintiennent toutes leurs traditions linguistiques dans des régions entièrement arabisées), tout en entretenant des rapports constants avec les langues dominantes l’arabe et le français en l’occurrence.
C’est précisément cet aspect et notamment les rapports avec la langue et la culture française qui s’agit d’explorer. Ce qui revient à reformuler, à travers ces rapports, les questions de la place réelle de la langue et la culture française dans la société algérienne aujourd’hui. A se demander quel rôle joue-t-elle au niveau des représentations comme des conduites langagières ? Et enfin quels rapports entretient-elle avec les différentes langues algériennes ?
De façon générale, le rapport des locuteurs algériens à la langue française repose constamment et parfois bruyamment, la question de la place et de la prégnance de la culture française dans la société algérienne. Ce n’est donc pas tant le système linguistique en lui-même et le statut des locuteurs à l’intérieur de ce système qui pose problème, mais bien l’attitude politico-idéologique face à ce que la langue charrie comme culture, qui soulève souvent de lancinantes interrogations et parfois de brutales passions. En d’autres termes, la question qui se pose est de savoir si l’accès à une culture donnée par une société, a pour passage obligé la maîtrise et l’usage de la langue correspondante ou si l’acquisition d’une langue suffit à lui ouvrir les portes à la culture de celle-ci. Et de se demander à contrario, si la baisse de la présence ou de l’usage d’une langue donnée, comme le laisse supposer «l’arabisation» officielle en Algérie pour la langue française, induit une baisse de la culture qui y est afférente ?
Dans «l’anthropologie structurale», Claude Levi-Strauss considérait «le langage, à la fois comme le fait culturel par excellence et celui par l’intermédiaire duquel toutes les formes de la vie sociale s’établissent et se perpétuent» (Levi-Strauss 1958, p.392). Si l’on considère la situation linguistique en Algérie, à la lumière de cette observation, il devient alors difficile de savoir ou s’arrête l’inter culturalité et ou commence l’acculturation. Il devient ardu de savoir comment démêler l’écheveau de l’inter, l’intra et le transculturel dans des situations concrètes et spécifiques d’émergence d’un processus culturel et linguistique, lui-même en constante reconstruction. Processus qui ne saurait se réduire à un quelconque recouvrement d’une mémoire linguistique mythique, comme le laisse entendre le volontarisme politique, qui est à la base du réaménagement du linguistique en Algérie par l’arabisation. La question du rapport de la société algérienne à la langue et à la culture française, a précisément pour avantage, de casser la relation duale d’une langue à une autre, en explicitant l’enchevêtrement des cultures linguistiques, les unes dans les autres.
Le renversement du cognitif par l’ expressif
Au lendemain de l’indépendance politique le paysage social, éducatif et culturel n’a fondamentalement pas changé, tant sur le plan structurel que linguistique, mais d’immenses besoins d’encadrement apparurent dans les différents secteurs. Notamment dans l’enseignement considéré comme le lieu privilégié de reproduction des rapports d’acculturation. Et comme les premières générations de l’indépendance devaient être les premières à «re-culturer», on dédoubla l’enseignement en langue française par l’introduction massive d’enseignement de la langue arabe, assuré notamment par des enseignants du Moyen-Orient «coopérants ethniques» qui n’avaient, pour la plupart d’entre eux, reçu aucune formation les prédestinant à ce type de fonction.
Persuadés de remplir une mission de restauration culturelle et morale, dont le point de départ et le support fondamental était la réhabilitation d’un – ou du – Paradigme linguistique perdu. Cette mission de restauration linguistique allait configurer le paysage linguistique algérien en octroyant paradoxalement à la langue française, la place durable qu’elle occupe actuellement dans la société algérienne. En effet, l’échec de cette entreprise de ré-expressionalisation du système scolaire s’est en effet révélé profitable à la consolidation sociale et culturelle de la langue française, mais préjudiciable au système éducatif algérien et à travers lui, à la société toute entière. Cette première expérience qui était plus une pâle «orientalisation» qu’une véritable arabisation du système éducatif, s’est avérée incapable de répondre à une attente linguistique solidement ancrée dans une exigence de modernité d’une part et de satisfaire une demande sociale d’expression de substitution, sous forme de remplacement de l’usage de la langue française par l’usage d’une langue arabe algérienne évoluée, d’autre part.
L’introduction d’un «arabe» scolaire décharné, sans ancrages dans la réalité algérienne et aux constructions syntaxiques éloignées de l’arabe algérien en a paradoxalement, accentué l’extériorité. La langue arabe conventionnelle va se trouver dans une situation de double extériorité par rapport au système éducatif, où l’on distingue jusqu’à présent «l’arabe de l’école» de «l’arabe de la maison» et par rapport à la société et donc des langues locales qui n’ont fourni aucun effort pour l’intérioriser. L’échec de cette première tentative de ré-expressionalisation fut d’autant plus patent, que le système scolaire se transforma progressivement de lieu d’apprentissage de contenus scolaires, en lieu d’apprentissage de moyens de les exprimer ou encore de lieu d’apprentissage du savoir en lieu d’apprentissage d’une langue, consacrant ainsi un renversement du cognitif par l’expressif. Ce renversement est jusqu’à présent désigné par l’opposition dichotomique Langue nationale /langue étrangère. Désignation-occultation des rapports complexes d’une société à sa parole ou plus précisément à ses paroles c’est à dire à ses langues minoritaires et minorées.
C’est donc durant cette période des premières années de l’indépendance, nous semble-t-il, que s’est forgée la sensibilité linguistique de l’Algérien. Une sensibilité à mi-chemin entre un arabe algérien évolué et enrichi par l’introduction de nombre de mots nouveaux ou de néologismes acclimatés et une langue française réappropriée et réadaptée à un environnement et à un espace social en constante recomposition. Pour les locuteurs amazighophones également, s’est prolongé le rapport avec le français et l’arabe algérien sous forme d’échanges ininterrompus, puisque nombre de mots des deux langues ont été intégrés dans les différents idiomes des différentes régions (Kabylie, Aurès et M’zab notamment). La langue arabe conventionnelle demeurant quant à elle, circonscrite dans un espace scolaire hybride, mais soumis aux épreuves et aux pressions de la prégnance sociale de l’arabe algérien conjugué au français. Prégnance sociale qui va à contre-courant d’un volontarisme linguistique entêté, ignorant la réalité du premier et chargeant de tous les maux la présence du second. La destinée de la langue française allait se trouver scellée par ou à cause des moyens mis en oeuvre pour la bannir.
C’est l’arabisation politique qui va conforter la francophonisation sociale. En d’autres termes, la confirmation (sociale) de la langue française s’est fondée sur les intentions (politiques) de son infirmation. L’évolution de l’usage ou plus précisément des usages de la langue française en Algérie va connaître les développements soumis aux exigences contradictoires du processus de maturation du tissu plurilinguistique encore en cours dans la société algérienne. A côté de l’arabe algérien et de la langue amazighe, toutes variantes confondues, parlée par près de la moitié de la population (kabyle, chaoui, m’zabi, targui, tachalhit), la langue française va se développer de façon parallèle à la langue arabe officielle, puisque les deux avaient droit de cité dans les institutions scolaires et administratives. Avec cependant un avantage prononcé pour le français qui conservait son statut de langue de communication sociale et de canaux étendus comme les chaînes satellitaires et Internet.
Une langue française algerienne
La semi-officialisation récente de la langue amazighe en Algérie, son introduction à la télévision et son enseignement dans certaines écoles à titre expérimental, va contribuer à re-configurer la place des usages, et partant des langues sur l’échiquier idiomatique en reconfigurant les statuts et en redéfinissant les rôles aussi bien de la langue arabe algérienne que de la langue française en usage en Algérie et bien entendu, leurs rapports avec les langues minoritaires de souche amazighe.
De ce point de vue, l’imaginaire linguistique en actes dans la sensibilité et l’expression du locuteur algérien – arabophone ou amazighophone – échappe de façon explicite aux codes conventionnels de la langue-norme de référence, qu’elle soit arabe ou française. Partie intégrante de la sensibilité linguistique vivante, la langue française «algérienne» n’appartient plus à la koïné de France. Elle prend et reprend constamment corps dans la recomposition de l’imaginaire linguistique social en Algérie en en exprimant son altérité intérieure. Et c’est sans doute pour cela que l’Algérie ne peut pas être classée dans le bloc ou le groupe francophone au même titre que les autres pays ayant la langue française en partage. De même que les oppositions usuelles telles que francophonie/arabophonie, souvent mises en exergue pour appréhender les faits et les conduites langagières en Algérie, se révèlent fort réductrices, pour ne pas dire frappées de caducité.
L’Algérie se caractérise, comme on le sait, par une situation de quadrilinguité sociale : arabe conventionnel / français / arabe algérien / tamazight. Les frontières entre ces différentes langues ne sont ni géographiquement ni linguistiquement établies. Le continuum dans lequel la langue française prend et reprend constamment place, au même titre que l’arabe algérien, les différentes variantes de tamazight et l’arabe conventionnel redéfinit, de façon évolutive les fonctions sociales de chaque idiome. Les rôles et les fonctions de chaque langue, dominante ou minoritaire, dans ce continuum s’inscrivent dans un procès dialectique qui échappe à toute tentative de réduction. L’opposition duale par exemple, entre l’arabe, langue d’identité et le français, langue de modernité, est d’un degré de généralité tel, qu’elle n’éclaire en rien la nature complexe des rapports inter-linguistiques et encore moins le sens et la prégnance symbolique de chacune des deux langues dans les processus de construction(s) de l’identité comme de la modernité.
La langue française participe d’un imaginaire linguistique social en actes, qui mêle invariablement usages et systèmes linguistiques dans un foisonnement créatif qui ignore les frontières et les rigidités idiomatiques conventionnelles. Différant du rapport entre arabisation et francophonie, la relation entre la société algérienne et la langue française revêt une forme multicomplexe qui ne saurait se réduire aux catégorisations générales. En effet, la réalité empirique indique que la langue française occupe en Algérie une situation sans conteste, unique au monde. Sans être la langue officielle, elle véhicule l’officialité, sans être la langue d’enseignement, elle reste une langue de transmission du savoir, sans être la langue d’identité, elle continue à façonner de différentes manières et par plusieurs canaux, l’imaginaire collectif. Il est de notoriété publique que l’essentiel du travail dans les structures d’administration et de gestion centrale ou locale, s’effectue en langue française. Il est tout aussi évident que les langues algériennes de l’usage, arabe ou berbère, sont plus réceptives et plus ouvertes à la langue française à cause de sa force de pénétration communicationnelle.
C’est pour cela que LA langue arabe imposée comme Sur-norme, escamote ainsi les réalités linguistiques qui prennent et reprennent quotidiennement corps dans les usages qui composent une multi-expressionalité vivante. Le projet originel d’une arabisation du système éducatif qui a d’emblée écarté l’arabe de l’usage, le français et les différentes variantes de la langue amazighe, en focalisant sur l’arabe conventionnel scolaire, a ouvert la voie à l’écart et par la suite, à la distance entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire. Ce projet de substitution de la langue arabe à la langue française, qui se poursuit, sous des fortunes diverses jusqu’à présent, est donc essentiellement un processus d’apprentissage d’une langue extérieure à la sensibilité linguistique algérienne et c’est précisément ce qui pose problème, car il s’agit de savoir dans quelles conditions s’effectue cet apprentissage, dans quels types d’interactions linguistiques et culturelles il s’effectue et si réellement il s’effectue, tant sur le plan éducatif que social. La question des effets de l’inter culturalité linguistique dans le procès d’apprentissage social, soulève immanquablement les aspects épistémologiques que cet apprentissage fait surgir.
Si sur le plan politique l’arabisation apparaît comme la manifestation de la volonté de substituer un usage linguistique à un autre, sur le plan socioculturel, il s’agit en fait de substituer à l’usage d’une langue, en l’occurrence le français, l’apprentissage d’une autre langue. L’apprentissage de la langue arabe conventionnelle. Une approche de «l’arabisation» en termes d’apprentissage collectif voire social, de la langue arabe nie complètement la place et partant l’existence des langues minoritaires dans cet apprentissage. Ce faisant, elle nie également le rapport qu’entretiennent ces langues à la langue et à la culture française, cultivant par cette négation, la triple confusion dont procède généralement le traitement de la question linguistique en Algérie : confusion entre langue française et francophonie, confusion entre arabisation et algérianisation et enfin confusion entre arabisation et islamisation ou ré-islamisation.
Indications bibliographiques
Levi-Strauss, Claude : Anthropologie structurale. Paris, Plon 1958, p.392.
Abou, Selim : L’Identité Culturelle : Relations interethniques et problèmes d’acculturation. Editions Anthropos. Paris 1981.
Abou, Selim : Le bilinguisme arabe français au Liban : essai d’anthropologie culturelle. Presses Universitaires de France. Paris 1962.
Taleb-Ibrahimi, Khaoula : Les Algériens et leurs langues. Editions Hikma. Alger 1995.
Moatassime, Ahmed : Arabisation et langue française au Maghreb. Ed P.U.F. 176p. 1992.
Sebaa, Rabeh : L’arabisation dans les sciences sociales. Ed. L’Harmattan-Paris, Coll. Histoire et perspectives méditerranéennes. 196p 1996.
Sebaa, Rabeh : Fragments d’Algérie. Editions Dar El gharb, 2001.
Sebaa, Rabeh : Arabisation et sciences sociales – Collection. Etudes et perspectives méditerranéennes. Editions l’Harmattan. Paris Novembre 1996.
Sebaa, Rabeh : Fragments d’Algérie. Editions Dar El Gharb, Mars 2001.
Sebaa, Rabeh : L’arabisation en Algérie : une négation de soi ? In : Revue Transeuropeénnes-Politiques de la langue N°14-15 . Hiver 1998-1999.
Sebaa, Rabeh : L’Algérie et la langue française ; un imaginaire linguistique en actes. In : Prologues. Revue maghrébine du livre. Numéro spécial : Langues et cultures au Maghreb, été 1999.
© Rabeh Sebaa (Oran, Algérie)