Éduquer contre le racisme
Questions à Jacqueline Costa-Lascoux
Depuis quelques années, à l’école comme dans la société, différents discours contre le racisme se sont succédé, voire superposé. Y en a-t-il un qui vous semble prévaloir aujourd’hui ?
Actuellement, on assiste à un certain effacement du discours des généticiens au profit des discours des philosophes et des sociologues qui valorisent la diversité culturelle, présentée comme une richesse, un apport au développement de la démocratie. Par ailleurs, tout le monde a désormais compris l’inefficacité, voire le caractère contre-productif, d’un discours purement moralisateur et incantatoire contre le racisme. Quant à l’explication qui lie racisme et exclusion, elle est moins présente, car l’observation quotidienne montre que les gens exclus sont parfois autant victimes qu’auteurs de racisme.
Ainsi, on observe, dans les « quartiers sensibles », des manifestations violentes de racisme entre les jeunes eux-mêmes et entre les « communautés ». Si la situation socio-économique favorise les processus de discrimination, le racisme est un phénomène plus complexe que le produit des inégalités sociales.
En quoi réside cette complexité du racisme ?
La logique du « bouc émissaire » est une logique atemporelle, mais les « cibles » du racisme sont variables selon les circonstances et les époques. Ainsi, le racisme ne se réduit pas à un face-à-face de la société française avec « ses immigrés ». La société française est, elle-même, hétérogène et nombre d’« immigrés » victimes de racisme sont déjà français. On constate aussi que des étudiants d’origine étrangère peuvent être en butte au racisme. Le niveau d’instruction ne met pas à l’abri des injures et des actes de discrimination.
D’autre part, on connaît bien les mécanismes de victimisation qui conduisent à se revendiquer comme victime du racisme : « Un professeur met une mauvaise note, il est raciste ; une fille ne veut pas sortir avec moi, elle est raciste… ». Cela conduit à une banalisation de l’expression raciste. S’il n’y a plus guère de personnes qui professent ouvertement des idéologies racistes, en revanche, les réactions de rejet au quotidien se développent. C’est le racisme banal, le populisme qui se répandent le plus communément aujourd’hui. Et beaucoup se justifient par l’idée que « les plus racistes, ce sont les autres ». Les processus sont complexes et évoluent rapidement dans leur expression. On ne peut donc plus se permettre des discours réducteurs.
D’où la difficulté d’en parler, notamment à l’école ?
La lutte contre les discriminations, dont le racisme est l’une des formes, fait partie intégrante de l’éducation du futur citoyen. Dans ce cadre, l’école républicaine a pour tâche de rappeler les valeurs fondatrices, d’apporter des éléments d’explication, d’analyse, d’argumentation, de rappeler les droits fondamentaux.
La plus grande difficulté est que l’école, elle-même, est un lieu où se vivent des situations de discrimination. Ainsi les problèmes de violence sont-ils très liés à des sentiments d’injustice, d’humiliation, d’irrespect, que les élèves disent ressentir. Il faut alors analyser, voir comment on entre dans une surenchère de comportements discriminatoires.
N’est-ce pas conférer à l’école une dimension citoyenne qu’elle n’a pas forcément ?
Il faudrait que l’école se conçoive comme une petite « Cité » avec un grand « C », comme un établissement démocratique où le jeune apprend les droits de l’homme et la démocratie. C’est la mission fondamentale de l’école que d’enseigner à l’élève à devenir un citoyen responsable et respectueux de la dignité de ses concitoyens. En cela, l’école a devant elle un énorme chantier.
Comment cette éducation à la démocratie peut-elle prendre corps ?
Par l’instauration d’un parcours civique, de la maternelle au baccalauréat. Ce parcours pourrait s’élaborer autour de la réflexion sur les valeurs, la mise en relation de ces dernières avec les savoirs et les pratiques, la mise en place de modes de participation de tous, élèves compris, à la vie de la communauté éducative. En fait, il faudrait retrouver le sens de l’école à partir de certains principes : l’égale dignité des élèves, la lutte contre les discriminations, la liberté d’expression, le respect d’autrui, la laïcité.
Ainsi, dans l’éducation contre le racisme, chaque enseignant est partie prenante. Le professeur de français dispose de textes littéraires, le professeur de mathématiques peut enseigner qu’égalité n’est pas similitude, celui de biologie que la couleur de la peau n’est pas un critère très pertinent de classification. Enfin, chaque projet d’établissement devrait posséder un volet « démocratie » pouvant revêtir de multiples formes d’échanges linguistiques, d’expression artistique, de débats…
Alors, la Semaine contre le racisme apparaîtrait comme un moment de consécration des actions menées et non pas comme une simple pause dans le calendrier des activités scolaires.
Et que devient le cours d’éducation civique en tant que tel ?
Il reste le lieu privilégié pour analyser le racisme comme phénomène historique, pour montrer les conséquences des idéologies racistes, aborder les différentes formes d’expression du racisme, étudier les prises de position des grandes figures de la lutte contre le racisme, la chronologie de la conquête des libertés… Ces éléments de connaissance seront reliés aux actions menées par les élèves. Quant aux moyens, ils peuvent être développés par des partenariats avec les associations. La participation à des campagnes de sensibilisation, à des expositions, à des spectacles complète les études de cas faites en classe.
Devant les dangers de stigmatisation, voire de victimisation, ne peut-il se révéler délicat pour des enseignants ayant devant eux des élèves d’origine immigrée de parler du racisme ?
Certains enseignants savent traiter de ces questions sans heurter les élèves. Pour ceux qui seraient moins à l’aise, le rôle de la communauté éducative est essentiel. Un travail collectif est toujours moins traumatisant. Autre possibilité : solliciter des intervenants extérieurs.
Pourquoi ne pas faire venir un juriste, un biologiste, un écrivain, un témoin des combats de la Résistance ? Inviter l’assistant d’anglais à évoquer la situation des minorités ethniques en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Canada… Il est loisible aussi d’organiser des échanges avec des élèves d’un autre établissement. Je milite beaucoup pour les échanges entre établissements du centre-ville et de la banlieue et avec ceux de pays étrangers.
À ce propos, que pensez-vous de la décision de certains établissements en France et en Belgique de suspendre leurs échanges avec des élèves autrichiens ?
Je trouve cela regrettable car les élèves ne sont pas responsables des résultats électoraux de leur pays. Lutter contre le racisme c’est échanger, exprimer sa solidarité, sa fraternité, et non pas exclure, fermer les portes, stigmatiser en retour.
Avec les élèves, il faut commencer par démonter le mécanisme simpliste du racisme, qui globalise pour déprécier et qui introduit une rupture dans la communication selon la logique d’affrontement du « eux et nous ».
Éduquer contre le racisme demande aussi de s’appuyer sur des faits. L’actualité, les élections en Autriche ou les récents événements d’Andalousie, par exemple, peut-elle servir de support ?
Je suis tout à fait favorable à l’analyse de faits de l’actualité, mais en parlant du traitement de l’information, en procédant à une étude critique du rôle des médias. C’est aussi l’occasion d’une approche interdisciplinaire. Concernant les actes racistes contre des ouvriers marocains en Andalousie, par exemple, le professeur d’espagnol peut montrer comment les journaux espagnols ont traité la question ; le professeur d’histoire-géographie peut situer le contexte et celui de SES, aborder l’origine économique et sociale des troubles xénophobes. Une comparaison peut être faite avec des événements pris dans l’histoire et dans d’autres pays.
Pensez-vous que l’école en tant qu’institution puisse valoriser auprès des élèves le fait qu’elle est, de par sa fonction intégratrice, l’un des premiers remparts contre le racisme ?
Elle ne serait pas crédible si elle se contentait de transmettre des savoirs disciplinaires. Mais sa mission intégratrice se heurte aux disparités entre établissements scolaires, entre filières. Les orientations sélectives, l’apparition de classes que certains qualifient d’« ethniques » en sont des signes préoccupants. Ce n’est pas là, bien sûr, le résultat d’une volonté délibérée de l’école, mais la conséquence de l’ethnicisation de certains quartiers. Se cacher derrière un discours républicain purement formel risque alors d’engendrer des effets pervers. Or l’exemplarité de l’institution est la meilleure leçon de liberté et d’égalité qui puisse être donnée contre le racisme. Enseigner l’éducation civique et faire de nos écoles des lieux d’apprentissage de la démocratie sont les moyens les plus efficaces pour combattre les discriminations.
Propos recueillis par Isabelle Sébert
Directrice de recherche au CNRS (intégration, discrimination, laïcité, citoyenneté) – Cévipof (Centre d’étude de la vie politique française), Paris.