Le poids des stéréotypes dans les relations interculturelles
Yvan Gastaut
Les sociétés contemporaines, confrontées à la diversité culturelle, se posent la question de l’altérité.
De « l’autre » au préjugé
Accueillir l’étranger : ce précepte biblique provoque toujours des vicissitudes dans le monde occidental. Face aux travailleurs immigrés et leurs enfants, aux réfugiés ou aux demandeurs d’asile, l’opinion publique a opposé et oppose encore des comportements de méfiance pilotés par des préjugés largement développés dans l’espace public. Rejeter devient alors une logique aveuglante, souvent au nom de la préservation d’une tradition ou d’une identité.
A la lumière de nombreux travaux d’historiens, la discrimination doit être étudiée à deux niveaux : dans sa réalité, et dans le système de représentations qui l’accompagne. Entre réalité et fantasme, les préjugés occupent une part prépondérante dans la construction de la discrimination : générateurs d’attitudes, éléments déformateurs, miroirs grossissants du rapport à l’Autre.
Les chercheurs en sciences sociales s’attachent à réfléchir tant sur les discours et les préjugés que sur la réalité des choses. Réalité toujours retrouvée au bout du compte, car les préjugés ont des effets dans le champ social et dans le champ politique : ils sont parfois même à la base de certains actes [1].
Ainsi, le racisme et la discrimination s’expriment principalement à partir de ces présupposés partagés, reposant bien souvent sur des argumentaires qui s’avèrent faux, fallacieux ou irrationnels. Mais ce sont des phénomènes complexes qu’il faut absolument appréhender à plusieurs échelles et à plusieurs degrés. Si l’on s’en tient au seul vingtième siècle, le rejet, fondé sur des préjugés raciaux a pu prendre la forme extrême de génocide. Des sociétés entières, aveuglées par les systèmes de propagande reposant sur une information massivement diffusée, ont pu basculer dans le racisme de masse : En 1915, les Arméniens de l’Empire Ottoman ont été victimes d’un racisme qui a abouti à une extermination programmée de cette minorité chrétienne en terre d’Islam. Entre 1941 et 1944, les Juifs d’Europe ont subi un sort aux formes sensiblement identiques mais de plus grande amplitude sous l’impulsion de l’État nazi. Plus récemment, au Rwanda en 1994 ou en Bosnie-Herzégovine en 1994-95, des massacres ont révélé que le racisme de masse pouvait encore exister à la fin du XXème siècle.
Cette forme de rejet, organisée à l’échelle d’un État a connu des formes différentes dans des degrés moindres à l’image de l’apartheid, né aux États-unis, et « modèle » sud-africain mis en place après 1945, qui se fondait sur un « développement séparé » des communautés blanches et noires.
La discrimination raciale existe également au niveau des relations interpersonnelles, dans le champ économique, social, politique et culturel, français ; aussi bien à l’école, que dans le domaine de l’emploi ou dans l’espace public en général. Le racisme exprimé à l’égard des travailleurs migrants prend ici toute sa place : Dans ce cadre, les crises économiques sont bien souvent des facteurs déclencheurs, à l’image des conséquences du « jeudi noir » de 1929 à New York ou du « choc pétrolier » de 1973 sur l’image des étrangers en France.
Quels qu’en soient les degrés, l’ensemble de ces comportements ont un point commun : ils sont provoqués par des préjugés qui sont parfois érigés au rang de « doxa », sorte d’idée reçue généralisée à l’échelle de la masse. Aux stéréotypes du Juif à la fin du XIXème siècle, le présentant comme avide d’argent, de pouvoir et agent d’un complot international ont succédé des stéréotypes sur l’Arabe, violent, sanguinaire et fanatique. En fait tout groupe de personnes qui vont combiner altérité et différence(s) [2], que ce soit les Noirs, naïfs et proches de l’animalité, les Asiatiques, discrets et autonomes, les Portugais, travailleurs… Dans le rapport à l’Autre, ces jeux d’images faussées sont d’une première importance : Lorsqu’un groupe devient le bouc émissaire d’un autre, le racisme se développe et bien sûr les préjugés à l’origine du racisme évoluent à travers le temps.
Lorsque l’on s’attache à analyser les attitudes de l’opinion publique française, il n’est pas suffisant de poser les problèmes économiques comme base de la discrimination. C’est une explication « nécessaire » mais certainement pas « suffisante », et il faut évoquer des éléments supplémentaires qui tiennent à des aspects culturels, religieux et historiques pour comprendre les phénomènes discriminatoires dans leur pleine dimension. De la même manière, dire que la « crise des banlieues » est un problème social est sans doute juste, mais l’explication n’est pas là aussi suffisante. Dénoncer le fanatisme musulman, voir dans chaque Arabe en France un intégriste, s’appuie sur l’image du Sarrazin au Moyen-âge qui a ressurgi comme la figure du danger [3].
La force des préjugés
Il est indispensable de réfléchir plus en profondeur pour bien comprendre les choses. Les préjugés qui orientent la perception des étrangers sont fabriqués à partir d’un imaginaire en cours et d’un contexte spécifique, bien souvent marqué par un certain nombre d’inquiétudes, de peurs, de fragilités qui taraudent la société. Ces stéréotypes qui structurent l’espace public en étant bien relayés par les médias, évoluent avec le temps. Quelques exemples pris à des périodes différentes le mettent en relief :
– En 1870, à Hautefaye, en Dordogne, tout un peuple de paysans en armes fait subir les pires sévices à un jeune aristocrate accusé à tort. Dans ce que l’historien Alain Corbin a appelé « le village des cannibales », un homme dont la rumeur disait de lui qu’il était un Prussien a été lynché, lapidé et même dévoré par les habitants de ce village. Le stéréotype de Prussien, alors même qu’il ne l’était pas, a fonctionné et a fait de lui une figure du danger : un parfait bouc émissaire dans le contexte douloureux de la guerre franco-prussienne.
– En 1893 à Aigues-Mortes, le cadre est bien différent : Des travailleurs immigrés italiens sont victimes de la violence organisée par des ouvriers français contre ceux qu’ils considèrent comme des concurrents sur le marché du travail dans l’entreprise des salines de la ville. A cette époque dans toute la France, l’Italien est un bouc émissaire, présenté comme un terroriste en puissance. Il est vrai que quelques mois plus tard, le Président de la République Sadi Carnot en 1894 sera assassiné par l’anarchiste italien Caserio. Depuis cette période, le travailleur immigré italien est affublé d’images négatives, fondées sur des préjugés tenaces stigmatisant le « macaroni », le « babi », le « rital » ou encore le « terrone » : un paysan, pauvre, peu civilisé, souvent pouilleux et inculte. Cet ensemble de stéréotypes gardera sa force jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
– En 1934, le suicide de l’escroc Alexandre Stavisky, Juif d’origine russe exacerbe un peu plus encore les préjugés antisémites portés par les ligues d’extrême droite, nombreuses et influentes qui préfigurent le projet du Gouvernement de Vichy. Le récent meurtre du jeune Ilian Halimi a posé le problème du poids des préjugés dans la décision de s’en prendre à un Juif « parce qu’on pense qu’il a de l’argent ».
– A l’automne 1973, à Marseille, plusieurs ratonnades sont organisées à la suite du meurtre d’un chauffeur traminot par un Algérien immigré. Pendant quelques mois, la cité phocéenne est le théâtre de ce que certains observateurs nomment « guerre raciale » entre Français et Arabes : les stéréotypes de l’Algérien se répandent alors en France pour stigmatiser cette population jugée indésirable parce que violente et inassimilable. Le contexte de cette époque était encore marqué par la guerre d’Algérie, une période mal vécue et mal digérée.
– En novembre et décembre 2005, à l’occasion des révoltes de jeunes dans les banlieues, d’aucun ont parlé de mouvements « arabo-musulmans », en s’appuyant sur une certitude trop appuyée : la montée de l’intégrisme en France et tout particulièrement dans les cités. Réduire ces émeutes à leur composante « immigrée » ou « musulmane » est réducteur. L’exemple d’une émission de « La Marche du siècle » de Jean-Marie Cavada en 1993 illustre parfaitement ce problème : au cours d’une émission sur les banlieues, des jeunes habitants d’origine immigrée d’une cité, ont été surpris de voir qu’une barbe leur avait été rajoutée au montage. Les réalisateurs de l’émission leur affirma qu’il s’agissait de « faire plus vrai », c’est à dire de répondre parfaitement à l’idée que l’on se fait de l’intégriste avec la Barbe notamment.
Aussi irrationnelles soient-elles, toutes ces formes de rejet s’appuient sur des vérités partielles : tout est vraisemblable et on va pas aller plus loin. A l’époque du « village des cannibales », il y existait bien un problème des espions prussiens. A la belle Époque, les Italiens délinquants étaient nombreux en France. Dans l’Entre-deux-guerres, des Juifs ont bien participé à différentes affaires de corruption. Et dans les années soixante-dix, des Algériens pouvaient être violents voire meurtriers. Enfin, en 2005, parmi les émeutiers, l’Islam avait bien sa place.
Le temps de l’analyse
Ces quelques jalons empruntés à différentes périodes de l’histoire contemporaine et du temps présent engendrent deux réflexions :
– Toutes ces situations mettent en scène des discriminations ordinaires, fondées sur des préjugés que les instances de pouvoir, les partis politiques, les associations ou groupes quelconques reprennent parfois, pas toujours à bon escient. Il s’agit d’individus confrontés les uns aux autres et donc, le poids du préjugé peut provoquer des violences spontanées. Les ratonnades du 17 octobre 1961 [4], sont de l’ordre de l’institutionnalisation de la discrimination à partir d’un préjugé. Cet épisode dramatique de l’histoire de France met en évidence un « racisme au faciès » organisé dans la mesure où le couvre-feu a été mis en place à l’encontre des seuls Algériens : mais ces « basanés » n’étaient pas facilement distingués par rapports à d’autres ressortissants arabes comme les Tunisiens ou les Marocains, voire à des individus à la peau mate et aux cheveux bruns et bouclés.
– Les pouvoirs législatifs et exécutifs, pourtant adossés à des réalités sociales, ont gouverné et gouvernent encore la France à travers des mesures qui reposent sur des préjugés comme le soupçon de clandestinité, les doutes autour des faux réfugiés ou encore les incertitudes quant au caractère sincère des mariages mixtes. Cette situation générale s’est aggravée depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États Unis. En effet le climat politique qui en a résulté a renforcer la logique du soupçon, dénoncée à plusieurs reprise par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. Cette « logique » fait de tout étranger un clandestin « possible » et de tout clandestin un terroriste « potentiel », il devient donc « admissible » d’utiliser les moyens de la lutte anti terroriste à l’encontre de n’importe quel immigré.
Ainsi pour simplifier et être accessible au plus grand nombre : on essentialise, on généralise, et par facilité ou par paresse, on applique des réalités partielles et partiales à tous. Le racisme commence de la sorte.
Le préjugé et la rumeur
Cette ethnicisation généralisée d’un problème renvoie très nettement au mécanisme de la rumeur qui, les chercheurs en sciences sociales le montrent, est fausse, mais s’appuie sur ce qui est vraisemblable ou sur des éléments de véracité. Tout est marqué par la distorsion et par la déformation. Un véritable paradoxe se développe : malgré une multiplication des moyens d’information, il est de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux. Cette incapacité permet aux préjugés de s’affirmer encore mieux.
* Par exemple, le « Protocole des sages de Sion » prête aux Juifs depuis le XIXème siècle l’intention de prendre le contrôle de la planète. Ce texte, expertisé à plusieurs reprises est un faux. En 1921, cela n’a pas empêché Hitler de s’en servir, avec un soutien de la population allemande, pour stigmatiser les Juifs [5].
* La « rumeur d’Orléans », dont Edgar Morin a étudié les effets en 1969, a également véhiculé le mythe du complot juif. A Orléans, il s’est produit des actes de rejet des commerçants juifs à partir de cette rumeur. Donc, un préjugé qui a gardé de sa force. Ces derniers mois ou années, la fausse agression du RER B, l’affaire du bagagiste de Roissy, les émeutes en banlieue ou encore l’affaire des caricatures de Mahomet sont des exemples médiatiques particulièrement significatifs des liens entre rumeurs et préjugés.
Finalement, les recherches et conclusions scientifiques, aussi justes et pointues soient-t-elle ne résistent pas au poids des préjugés. Même si l’un d’entre eux sera déconstruit, cela ne l’empêchera pas de continuer à être efficace. A ce sujet, le cas de l’UNESCO est significatif : pendant cinquante ans cette institution internationale s’est battu pour démanteler scientifiquement la notion de race et ne plus user d’un terme jugé totalement dépourvu de valeur scientifique. Mais celle-ci sous d’autre appellation comme « ethnie » ou « culture » continue d’exister. Ainsi, on n’emploie plus le terme de « race », mais on a des substitutifs. Quand on parle de dialogue des civilisations, finalement ne parle-t-on pas de la même chose ?
Comprendre pour agir
Si la déconstruction d’un préjugé ne suffit pas à elle seule à le faire disparaître, cela ne veut pas dire que ce travail serait inutile ni qu’il serait, en fait, impossible de lutter contre les préjugés autrement qu’en condamnant les actes racistes et discriminatoires qui en découlent. En effet, la déconstruction des préjugés est une phase obligatoire du processus éducatif, mais c’est bien du processus éducatif lui même que la lutte contre les préjugés, la discrimination et le racisme va découler. C’est en cela que nous considérons que l’éducation est un des principaux moyens de la lutte nécessaire contre le racisme et les discriminations. C’est ce qui fonde une campagne d’éducation comme Demain le monde… les migrations pour vivre ensemble .
Pour en savoir plus
Le texte dans sa version pdf peut être téléchargé à la fin de l’éditorial de la lettre n°7.
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Nice. Chercheur au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC). Spécialiste des relations interculturelles dans le bassin méditerranéen, des questions migratoires, du racisme et des enjeux identitaires liés aux situations cosmopolites.
https://demainlemonde.provita.fr/article102.html
[1] La motivation est à la base de la qualification pénale d’un acte. C’est donc la motivation raciste de l’acte qui fait l’acte raciste et non l’origine réelle ou supposée de la victime et/ou de l’auteur. Dans ce cadre les préjugés sont une source de « motivation » pour l’auteur.
[2] Contrairement à une idée reçue, il n’est pas nécessaire que cette altérité soit objectivement « visible », la force du préjugé tient aussi du caractère « réel ou supposé » des caractéristiques calquées sur l’autre.
[3] Cf. Les attentats commis par le « Groupe Charles Martel » dans le sud de la France à la fin des années 70. Nom réutilisé pour signer des tracts racistes dans les années 80. Le nom fait référence à l’histoire : En 732 Charles Martel « arrête » les Arabes à Poitiers.
[4] Cf. Le film de fiction d’Alain Tasma, « Nuit noire ».
[5] Un film américain de Marc Levin est sorti en 2005 sur ce sujet intitulé « Le Protocole de la rumeur » et doté d’un scénario inquiétant : au lendemain du 11 septembre 2001, des voix se sont fait entendre, partout dans le monde, pour accuser les Juifs d’avoir commandité les attentats de New York et Washington. Une telle mystification n’est pas sans rappeler celle des Protocoles des Sages de Sion.